Sujet d’actualité brûlant dans l’Hexagone, la consommation en eau des agriculteurs est un enjeu économique majeur dans le monde entier. Dans la filière viticole, on estime que pour faire un litre de vin, il faut entre 50cl et 10l d’eau. Cette forte disparité s’explique par un effet d’échelle de production, mais aussi en fonction des pratiques, notamment d’irrigation.
L’irrigation de la vigne permet de fournir aux ceps l’eau nécessaire à leur développement, surtout dans des zones où les précipitations sont insuffisantes. Cependant, cette pratique pose de plus en plus de questions, notamment à cause de l’accélération du changement climatique et de la raréfaction des ressources. Le juste partage de ces dernières alimente des débats de plus en plus houleux.
Pourquoi irriguer la vigne ?
À l’inverse des cultures dites « nourricières », la vigne ne nécessite pas d’arrosage. Habitué à la sécheresse, un pied de vigne donne des raisins mûrs et juteux en n’utilisant que les ressources naturelles : l’eau de pluie et l’humidité contenue dans les sols et les sous-sols.
Afin d’obtenir des baies de qualité, le viticulteur peut même forcer la vigne à se battre pour son eau.Soit en augmentant la densité de plantation, soit en s’appuyant sur les variantes de son terroir (topographie, ensoleillement, drainage des sols). Cette pratique développe ce qu’on appelle le stress hydrique. Les sucres, les acides et les flavonoïdes se concentrent alors dans la baie. Lorsqu’il est ponctuel, ce stress est une étape essentielle dans l’élaboration d’un vin de qualité.
Alors pourquoi certains producteurs irriguent-ils leurs vignes ?
Malheureusement, il arrive dans certains cas que ce déficit hydrique se prolonge et la vigne vient alors à s’assoiffer. La photosynthèse s’arrête, les feuilles sèchent, les raisins flétrissent et le cycle de la vigne se termine avant la récolte.
De plus, on observe depuis plus de vingt ans une explosion du taux d’alcool dans les vins. D’une moyenne de 12 % d’alcool dans les années 1990, la plupart des flacons titrent aujourd’hui à plus de 13 chevaux. Cette augmentation est la conséquence directe de l’augmentation de la chaleur, mais le manque d’eau renforce également ce phénomène.
C’est pour pallier ces problèmes que la viticulture contemporaine a recours à l’irrigation.
Comment irrigue-t-on la vigne ?
Les nouvelles habitudes de consommation agricole visent à irriguer plus de surfaces tout en conservant la même quantité d’eau. Mais comment fonctionnent ces principaux systèmes d’irrigation ?
Arrosage par infiltration (à la raie)
Cette technique peu coûteuse consiste à distribuer à grand débit de l’eau dans des rigoles (des raies) préalablement creusées dans la parcelle. Peu efficace à cause de son taux d’évaporation élevé, elle détériore également la qualité des sols en surface et se révèle chronophage.
Aspersion sur frondaison
Ce système est composé de tuyaux rigides chapeautés par des arroseurs que l’on installe au-dessus de la canopée du vignoble. Il nécessite une faible surveillance et il est efficace sur des terrains accidentés. Néanmoins il s’avère coûteux en frais de pompage et favorise l’apparition de parasites et de maladies.
Aspersion sous frondaison
Opéré sous la canopée, ce système épargne le feuillage et les raisins. L’aspersion près du sol propose un arrosage uniforme et une évaporation limitée. Mais son entretien est coûteux, d’autant qu’il est vulnérable au passage des machines agricoles.
La micro-irrigation (le goutte-à-goutte)
Il s’agit de la solution la plus aboutie. Contrôlable à distance via un logiciel de pilotage, il nécessite tout de même un système de filtration performant, une disponibilité de l’eau très régulière et une maintenance accrue.
L’irrigation, une pratique réglementée
Afin d’encadrer cette pratique, les Etats légifèrent avant tout en fonction de leur vulnérabilité à la période de sécheresse, mais aussi par rapport à leur histoire viticole.
En France
Avant 2006, l’irrigation des vignes destinées à produire des raisins de cuve (pour faire du vin donc) était interdite. Depuis le décret nº 2006-1527 du 4 décembre 2006, le « pays du vin » décide de briser le tabou et autorise des dérogations exceptionnelles au cas par cas. Le décret stipule aussi qu’aucun arrosage ne sera autorisé entre le 15 août et la vendange, généralement après la véraison.
En 2017, un décret affine les conditions d’arrosage et autorise les vignes en AOC à être irriguées si besoin. Il précise que cette pratique vise à sauver les récoltes, et non à augmenter le rendement. Ce décret autorise également l’installation du goutte-à-goutte enterré.
En 2023, le ministère de l’agriculture annonce sa volonté de supprimer la date butoir du 15 août pour l’irrigation. Les pouvoirs publics estiment que cette date n’est plus fiable, les traditionnels orages du 15 août n’étant plus si fréquents, voire inexistants.
En Europe et dans le monde
Plus concernés encore par les épisodes de sécheresse, nos voisins espagnols et italiens n’ont pas eu la même réticence quant à l’installation d’un réseau complet d’irrigation dans leurs vignobles. Plus d’un tiers du vignoble espagnol et plus d’un quart du vignoble italien seraient irrigués. Dans le Trentin, ce chiffre atteint même 85 % !
Ailleurs, notamment aux Etats-Unis, l’irrigation est un enjeu majeur pour les exploitants. Dans le berceau du capitalisme, la réglementation reste relativement timide face à la compétitivité.
En Californie, le caractère semi-désertique de la zone a poussé les opérateurs à développer des techniques de recherche de l’eau puis de forage dès 2001. Par la suite, des pratiques généralisées ont conduit les producteurs à arroser sans aucune limite leurs vignes, tout comme en Afrique du Sud où la ville de Cap Town en 2018 échappa de peu à une coupure générale de l’eau dans les foyers à cause de sa surexploitation.
L’Australie et de nombreux pays d’Amérique du Sud sont également friands de cette pratique.
Dans ces pays, ce sont aujourd’hui les systèmes les plus performants qui sont mis à l’œuvre pour économiser l’or bleu : micro-irrigation souterraine, capteurs de flux de sève pour mesurer les besoins hydriques, etc.
L’irrigation, une pratique contestée
En 2023, sur la péninsule Ibérique, on estime que l’excédent de vin produit dépasserait les trois millions d’hectolitres. Une chute des prix historique est à prévoir mais les défenseurs de l’irrigation restent confiants. Son de cloche différent en France où ces performances inquiètent. On estime que si les viticulteurs français ne sont pas prêts à faire face aux épisodes prolongés de stress hydrique, les volumes de vins espagnols pourraient bientôt inonder nos grandes surfaces et réduire la part de marché des vins domestiques.
Les ressources disponibles
Jean-Stéphane Cantilhion De Lacouture est vigneron en Provence. Pour lui, « irriguer des cultures qui manquent d’eau… avec de l’eau dont on manque. C’est un non-sens. »
D’un point de vue biologique, un pied de vigne arrosé par l’homme se fragilise. Les racines produisent moins d’effort et deviennent dépendantes de cet apport. Ajoutée à cela l’implantation de cépages commerciaux en dehors de leur région d’origine, voire de vignobles entiers sur des sols moins adaptés est une « hérésie » pour Jean-Stéphane.
Il est à noter qu’en France ce ne sont pas les viticulteurs qui les premiers ont lancé l’idée d’une irrigation viticole. A travers ses subventions, c’est l’État français qui en quelque sorte « assure » les récoltes des millésimes à venir. Et le coût d’un tel projet ne devrait pas être une contrainte. En Occitanie par exemple, le département de l’Héraut prévoit plus de 200 millions d’euros afin d’équiper en systèmes d’arrosage les exploitations agricoles jusqu’en 2030.
Les solutions plébiscitées par les détracteurs de l’irrigation sont nombreuses : plantation de ceps locaux, conduite de vigne adaptée (gobelet méditerranéen), sélection des sols qui retiennent l’eau, enherbement des parcelles etc.
Le partage de l’eau
La question au centre des débats concerne essentiellement la distribution de l’eau. Lorsqu’elle est pompée directement dans les cours d’eau, elle fait diminuer son niveau et met en danger l’écosystème d’abord, mais aussi l’activité fluviale : pêche, transport, tourisme.
D’où cette interrogation pour de nombreux agriculteurs : devrait-on arroser une plante que nous ne mangeons pas ? Pour certains viticulteurs, la réponse est clairement oui : le vin rapporte 15 milliards d’euros par an à la balance commerciale française, et la gestion de l’irrigation permettra la survie de la profession.
Le traitement des eaux usées
La France est malheureusement très mauvaise élève sur ce sujet. Moins de 1% de l’eau usée est retraitée. Soit 10 à 20 fois moins que certains pays développés. Le ministère de l’agriculture souhaite faire augmenter ce chiffre à 10% d’ici à 2030.
Spoliation de la ressource en eau pour certains, pratique indispensable à la survie de la viticulture française pour d’autres, ce débat qui dure depuis plus de quinze ans n’est pas près de s’assécher…
Article rédigé par Romain Evain, fondateur du site de rédaction web Vindeter.